14 septembre 2014

Cartes blanches (nouvelle).

Je poussais la porte du souterrain quand, à vingt mètres, se planta Malik, tout droit, les yeux fixes et rougis par l'alcool, le tabac et les drogues. Celles qu'il ingurgitait à coup sûr depuis des années. Pourtant , et même défiguré par la galle, je le reconnus sans peine sous son bonnet vert, sa veste couleur de terre et ses lunettes bricolées. Des loupes, plutôt. « -Que fais-tu là, dans cet accoutrement, mon petit Malik? Lui demandais-je, le cœur à 200. -Ils n'ont pas voulu de moi à la fac, je dors dehors depuis dix ans. Ils me traquent, là-haut! Nous sommes ici quelques camarades à nous démerder comme nous pouvons. Sois le bienvenu, Aden! » Il me dirigea t vers la porte, d'un regard, celle qu'ils avaient condamnée des mois auparavant et que les camarades avaient en quelque sorte réhabilitée. La carrière, le sable, la boue, les rats...ces mecs vivaient là et le monde s'en foutait. « -Nous sommes aidés par une sœur et deux militants, en cachette bien sûr. La rue, c'était pas pour nous, les contrôles non plus. Et je ne retourne pas chez moi, mes parents veulent me tuer: je leur dois l'argent que je n'ai jamais gagné. C'est dur, mais sans papiers, je reste là. Dans mon trou. Ici, nous n'allons nulle part, donc je suis chez moi. Et tu es mon invité, amigo! » Un spectacle ahurissant s'offrait à moi alors que je pénétrais dans une espèce de salon improvisé auquel le cuir, la peau et l'opium donnait des allures de tripot: deux femmes, six enfants, un aveugle et pour le reste, des types de partout écoutant les infos au casque, tirant sur un narguilé ou bien goûtant une potée préparée par la sœur. Tout sourire, le petit Djibril, six ans, m'exhiba son carnet de notes et lança, fier comme tout: » j'ai eu 15, tu vois! », tandis que les bénévoles m'empruntaient mes papiers et mes pompes, toujours très poliment. « - Si jamais vous nous balancez... » Ni flic ni politique, le jeune chômeur que j'étais s'inquiétait surtout pour les mômes et ne comprenait pas comment on vivait au milieu d'un tel bordel: « -Ils sortent au moins, les petits? -On leur a aménagé une cour, là-bas au fond. Un jour ils seront chez eux, ici, en France. Car on choisit ou on part, chez nous. -Il y a des armes? -Pas la peine. » Je me posais toutes sortes de questions depuis les lois Debré, en fait, comme par exemple si les étrangers n'apportaient que du bon dans les pays qu'ils visitaient et s'il était bien nécessaire d'accueillir tout le monde, partout et sans discrimination. J'étais arrivé à la conclusion qu'un terroriste restait un terroriste mais qu'après tout, pourquoi toujours laisser la merde aux frontières quand on pouvait régler le problème chez nous? Nous serions plus convaincant, la Turquie et sa religion se dilueraient dans nos institutions comme l'avaient déjà fait les Cathos et les Juifs. Idem pour la double peine car finalement, pourquoi balader un criminel ou un voleur de bécane d'une taule à une autre et emmerder tout le voisinage avec nos problèmes? Qu'ils paient en France, voilà tout! Ailleurs, les prisons sont les mêmes! J'avais la vision d'une Europe fantôme prête à se dédouaner, au travers des expulsions, de son passé colonial et de l'échec auquel il avait conduit. Sarko pouvait voir la racaille aux portes de l'Élysée, j'avais pris fait et cause pour tous les exclus de ce petit jeu. Tout ceci n'était qu'un aveu de faiblesse: virer au lieu d'éduquer. « -Aden! Adeeeen!!! Allo la Terre! -C'est bien chez vous mais c'est le bordel. Et puis la fumette là... Ça s'attrape ton truc? -Je suis guéri amigo. Mais défiguré, on peut pas tout avoir. J'ai choppé ça à Nanterre. -L'hôpital? -Ben ouais...Bac plus 3, mon gars, dénoncé et adieu! Et par un prof en plus! La carte de dix ans moi j' l'ai jamais eue. Donc jamais bossé, donc pas de retraite et aujourd'hui je donne des cours à la carrière. Des cours pour des gosses qu'ont pas eu de bol. Tout est dit... -T'es l'instit du coin en fait, Malik! -On peut dire ça, oui... » Malik et moi étions amis à Censier, la fac ultra-moderne ou j'avais échoué en communication et où lui rêvait de recherche en sciences du langage. J'avais gaffé et je lui collais une bise sur la joue, comme pour m'excuser. A vingt ans, mon ami avait tout pour plaire: l'humour, beau gosse et c'était un bosseur qui, de surcroît, pensait mariage et famille nombreuse. J'allais évoquer sa copine de l'époque quand il me mît au défi: - »T'as du boulot? Du fric? Une nana? Une bagnole? Une maison? T'as quelque chose toi?! -Plus rien, comme vous ici. Je vis comme un con et je ne tiens pas en place: Paris, Bordeaux, Berlin, Dublin, Seville, Barcelone et Madrid et puis...plus rien. -La rue en gros, Aden... -Depuis deux ans, oui. » Les souvenirs défilaient, mes mains se mirent à trembler et je reconnus Nadia qui avait visiblement subi le même sort que tous les autres. Nadia, j'avais demandé sa main après un cours d'anglais, pour lui éviter un retour forcé et une famille à la con. Nos parents l'avaient su et nous avaient coupé les vivres, à elle et à moi, sans espoir de nous retrouver un jour. Malik allait être papa. Je la serrais dans mes bras. - »Tu nous feras les nouvelles!!! On a une radio et les curés peuvent nous donner du papier! -Le Journal du Squat, ça, ça a de la gueule! -Tu visais bien les écoles p'tit gars, à terme? » Mes nouveaux amis m'apportèrent à boire, me félicitèrent et moi, j'étais déclassé pour de bon mais je savais où dormir! Nous étions en 1995. Jacques Chirac serait élu dans deux mois et pourtant, on dormait déjà à Nanterre et on vivait encore comme des bêtes, on avait droit à rien si on était pauvre, étranger ou les deux à la fois. J'allais, pour ma part, assurer mon premier direct depuis le grotte où mes invités seraient les élèves de Malik et mon assistante, une copine de promo, enceinte de huit semaines de mon meilleur ami. Je savais que j'y passerai la vie. Fin.

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