11 juin 2014

James ou le lecteur pointilleux.

Je voulais refaire ma vie chaque fois que je le voyais. Laisser tomber, les planter là, les schizos, paranos et autres. Décidément, ils me faisaient trop chier. J'avais beau me dire que c'était un ami, qu'il m'avait rendu bien des services, je le trouvais chaque fois plus insupportable. Comme tous les autres et pourtant, nous étions tous malades. James était adventiste. C'est à dire que, d'après lui, le Christ reviendrait sur Terre pour nous juger un jour. Ou un ange, ou quelque chose comme ça, je ne comprenais pas bien. Je lui avais fait raconter son histoire un soir, puis un autre, mais ce n'était pas très clair. A ce qu'il disait, il était franco-mauricien, né aux Seychelles et avait pas mal bourlingué avant d'arriver à Evreux, Navarre et tout le reste. J'avais récemment rencontré sa fille de dix ans, aimable comme une porte de prison, mais qui rentrait en cinquième à la rentrée de septembre. Une mère au foyer, un père prêcheur ou un truc du genre, et voilà mon copain métis traducteur de bouquins religieux depuis 15 ans. J'avais lu un des ses trucs, et c'était du méchant. On vous expliquait qu'il fallait tout sacrifier à son Eglise, ou au moins aux pauvres de la planète, et lire la Bible de manière littérale. Et de fait, une partie de l'argent gagné par ce job partait aux bonnes œuvres . Ou bien, c'était même carrément du bénévolat. James payait tout, à tout le monde et tout le temps. Il lui arrivait même de filer du pognon, de la bouffe ou des clopes sans qu'on lui demande rien. En échange, il cherchait juste quelqu'un pour parler. C'était tacite, inconscient peut-être, mais très clair. Il vous appelait au moindre problème : boulot, moral ou pension alimentaire. Un soir, comme ça, j'avais du lui expliquer les mécanismes de la curatelle à 11 heures du soir à la terrasse du London. Il pouvait aussi s’énerver pour rien, contre n'importe qui. Un jour, il m'avait fait un caca nerveux parce que j'en avais eu marre de ces histoires. On était à la limite des insultes, au téléphone, et puis c'était passé comme c'était arrivé. Il engueulait aussi souvent son ex, la mère de sa fille, au sujet de la pension ou des fournitures scolaires. Vivant séparé de la petite, il la prenait chez lui pour les vacances, dans un studio avec à peine un lit. Lui, à une certaine époque, préférait dormir par terre : il avait mal au dos, pas de chance, mais coucher à même le sol lui faisait du bien. Nous étions resté un petit moment sans nous voir, à cause d'une engueulade de plus, mais le mec était foncièrement sympa, et pas la moitié d'un con. Il était bilingue Anglais/Français, parlait un peu Espagnol, avait passé un Bac pro après une ou deux premières S et jouait plutôt pas mal de la guitare et du piano. Mais comme beaucoup d'entre nous, il lui était arrivé ce truc bizarre à l'adolescence, ce pétage de plomb qui fait qu'on ne s'en remet jamais tout à fait. Du moins, c'est ce que disent les médecins. Mais lui et mes amis étaient à l'exact opposé du schizo violent, tueur du métro ou maniaque sexuel qu'on nous trimballe sous le nez au moindre problème. Il travaillait, payait un loyer, une pension mais se soignait simplement pour des problèmes psychos. Et je l'aimais bien, dans le fond, malgré ses prêches, ses sautes d'humeur et sa manière de vous couver comme son propre fils. Nous avions à peu près le même âge,lui un an plus vieux, et parfois les mêmes goûts en musique, comme Brel ou les Coldplay, et nous nous racontions souvent nos voyages. Mais lui avait vécu dans les îles, en Afrique, aux Etats-Unis et je crois bien à Londres aussi avant d' arriver à Evreux, ce bled paumé où , finalement, il ne se sentait pas trop mal. Il avait en outre pas mal de nanas, un vrai tombeur, mais correct, même si sa propre mère le faisait chier et qu'il pouvait parfois être un peu jaloux, comme tant d'autres alors que sa copine Graziella, sa chérie du moment, souffrait d'un cancer et qu'il allait la voir régulièrement à l'hosto. Elle aussi avait eu une drôle de vie, mais on espérait tous qu'elle s'en sorte., En attendant, nous buvions des café aux terrasses des café du coin pour passer le temps à papoter de tout et de rien, encore une fois à cent lieue de la nuit sécuritaire et des phantasmes de Nicolas Sarkozy sur les récidivistes. James disait souvent qu'il voulait voyager, mais il n'était pas très riche. On sentait aussi une grosse frustration au niveau des études, il aurait voulu faire une école, il était curieux de tout. Mais du reste, pourquoi en parler au passé, alors que je viens juste de l'appeler pour résoudre un problème de traitement de textes, et qu'il sont si nombreux, les schizos, bipolaires dépressifs ou autres, à vivre sans bruit en attendant qu'on les soigne, et qu'on augmente un peu les pensions ? Certains de mes amis sont retraités, ou en passe de l'être, ils ont fait tous les métiers, ou n'ont pas toujours travaillé, ils sont parfois grand-pères, ou bien ont des enfants profs de maternelle, ils gèrent leur argent eux même, ou sont majeurs protégés, mais bien loin des clichés des media, de la justice et du cinéma. Par contre, ils ne sont pas très riches, et ne votent pas tous FN, c'est même assez rare, du reste, même à moins de 800 euros par mois, et c'est déjà ça. Dans un monde normal avec un Président normal, ils sont des paranoïaques normaux... Et plutôt sympas dans l’ensemble. Un jour, je vous les présenterai.

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